jeudi 26 mars 2009

L'HOMME OISEAU - Et la vie continue

Un soir, Darwin revient du bois en sifflotant. Une souche se trouve à la sortie du village, il a pour habitude de s’y reposer. Quelques minutes durant lesquelles il se voit chevaucher son copain, cheveux au vent. La souche est haute, mais il est agile. Un pas, deux pas, trois pas et hop. Il prend son élan un, deux, puis freine. Quelque chose brille au soleil, il se frotte les yeux, beaucoup plus pour se remémorer que pour voir. Il la voit très bien et ne doute plus : Je n’ai jamais vu cette chose. Un œuf aussi gros ! Est-ce possible ? Marbré de noir et blanc; comme son cheval. D’imaginer que son copain a pondu l’œuf ne lui semble pas le moins du monde farfelu, il en est même convaincu.

Sa mère se refuse de voir cette chose dans sa maison. Un tollé s’élève, elle n’a pas le choix, assouplit sa position et remet sa décision à plus tard. Darwin place son trésor sur une vieille peau de chien mitée, contre les pierres du foyer. La mère lui propose un coin de la remise.
- Ici il ne fera pas long avant qu’un jeune tombe dessus. Il sera en sécurité, là-bas au frais.

Il ne veut rien entendre.
- Un œuf a besoin de chaleur, inquiètes-toi pas, tu n’auras rien à faire.
Et il tient parole, éloigne chien, chat, et les plus jeunes. Le lave deux ou trois fois la semaine. Approche quelques braises. Dort sur le sol, ignore les sarcasmes de ses frères et sœurs.

Les semaines passent et sa vigilance ne diminue pas.

Une nuit de froid intense : la plus courte de la saison noire, selon ce que prétend un berger vantard, qui affirme avoir réappris à compter le temps. Le froid s’engouffre par la moindre des interstices. Inquiet pour son œuf, le jeune Darwin ne cesse d’alimenter le foyer. À la pointe du jour et en dépit de ses efforts pour ne pas sombrer, le sommeil a tout de même le dessus. Expulsé du pays des rêves, par un délicat coup de pied au cul. Il bondit poing fermé.
- Bas les pattes et puis vois à ton maudit œuf, ordonne le père.
Horreur son œuf est cassé ! Petit Darwin se retourne prêt à trucider le coupable. Toute la maisonnée est empilée dans le coin le plus éloigné du foyer. Le coupable ne se trouve certainement pas parmi cette bande de froussards. Quelqu’un l’a éventré, pas comme un œuf cassé sur le rebord d’une poêle à frire. Comme si deux mains avaient planté leurs doigts dans la coquille pour, de force, éventrer l’oeuf.

Petit Darwin, les yeux exorbités fixe son trésor. La bouche entrouverte, accompagné d’un inconscient balancement de bras. Une suite de sons gutturaux lie le tout.
- Arrêtes de faire le tata et dis-nous ce qui se passe, crie une voix sortie du tas de poltrons.
Les yeux rivés sur la chose, presque inaudible, comme s’il suppliait.
- Maman, maman viens voir !
Elle fait un pas, le père la retient.
- C’es tu dangereux?
- Pas plus qu’une famille de peureux.
- Ne joue pas au plus fin avec nous, menace le père.
La mère approche. La main sur le cœur, elle reprend les mimiques de son fils. Le père approche, il marmonne.
- C'est quoi ça ?
La famille suit et s’exclame en cœur
- Un bébé !

On apporte une peau de chat souple et douce, de celles que l’on réserve aux nouveaux nés. Le fils le dépose dessus, une minute passe.
Le père questionne
- On fait quoi avec ça ?
L’aînée des filles le trouve tout simplement merveilleux, elle s’exclame scandalisée.
- Qu'est-ce que tu penses, on s’en occupe ! La mère reprend.
- C’es tu toi qui va le nourrir, parce que moi, y’a belle lurette que j’ai pu de lait. Quelqu’un reprend.
- Ça ne servirait pas à grand-chose, avez-vous vu son bec ?
- On dit bouche, corrige la mère.
- Non, non un bec.
Les yeux tournés sur la chose, on cherche à voir, on voit mal. La plus vieille délicatement retire ses petites mains, apparaît un joli bec jaune citron.


La maisonnée se divise en deux clans; les pour le garder contre les pour pousser l’œuf et son contenu dans le foyer. Les forces s’égalent. À la mère de trancher, elle repousse les tentatives de chantage émotif et remet encore sa décision à plus tard. Les semaines passent, les pour le trouvent de plus en plus attachant, les autres s’habituent, la mère évite d'aborder le sujet. Les mois passent, il commence à se traîner à quatre pattes. On remarque des renflements à hauteur des omoplates. Il ne parle pas mais réussit par une série d’harmonieux gargouillements à se faire comprendre.

D’autres œufs ont fait leur apparition au pied de la souche. Deux la première année, puis un à deux par mois, puis à la semaine. On aménage un charmant parc autour de la souche, une clôture basse l’encercle. Sur une porte jamais fermée, un écriteau : le parc des fées. L’enfant oiseau ne peut être plus charmant, tout le monde rêve de posséder le sien. Chaque maison cajole son œuf, qu’il récupère en douce au parc. L’heureux dénouement ne se répète pas. De déception en déception l’intérêt pour les œufs s’effrite. Les œufs s’accumulent, le préposé à l’entretien les repousse de l’autre côté de la clôture. La vermine prend la relève.

L’enfant oiseau grandit. Des renflements sont apparus de magnifiques ailes. Devenu adolescent les œufs l’attirent, il se scandalise de leur sort. Les filles le trouvent charmant mais ne se laissent pas approcher. Peut-être pour les impressionner, leur faire comprendre qu’il est prêt. Ou plus vraisemblablement une incontrôlable pulsion d’ado oiseau qui le pousse à ramasser des branchages. Les empiler, regarder le résultat, reprendre sa quête de branches et recommencer. Des jours de pratique pour enfin obtenir ce qu’il voulait, un énorme et magnifique nid d’oiseaux. Depuis, il passe ses journées assis sur son rebord à chanter la ritournelle. On vient de loin pour écouter. Son chant fait du bien à qui s’arrête pour écouter. À n’en pas douter il essaie d’attirer une douce, les chants sont trop beaux pour imaginer autre chose. Seul de sa race, il s’égosille inutilement. Personne n’a le courage de lui expliquer l’inutilité de sa cour.


Qui a eu l’idée ? Qui les a déposés à l’intérieur du nid ? On ne le saura jamais ! Ce que l’on sait pour l’avoir vu un soir qu’il revenait de becqueter son repas. Ils étaient là comme en attente de son retour. Remis de sa surprise, il les examine, les picore délicatement. Les replace, s’attarde sur un. Enlève du duvet à même ses immenses ailes, l’étale méthodiquement sur les œufs. S’assoit dessus, ouvre un livre et commence à couver.

Les jours passent. La famille se relègue pour lui porter sa pitance. Et c’est comme cela qu’un matin naquit la première représentante de la nouvelle génération, la relève, l’avenir. Le premier couple de l’ère des hommes oiseaux.

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